Dans la vie, il y a deux types de fans de Nada Surf (je m’excuse par avance auprès de ceux qui ne se reconnaîtraient pas dans cet exercice simplificateur), ceux qui ont connu le groupe à l’époque où le clip de Popular inondait MTV et où le même titre servait d’illustration sonore pour Fun Radio. Et puis il y a ceux qui ont découvert Nada Surf avec le titre Inside of Love, titre phare de l’album Let Go. Je sais partie de la première catégorie.
Si Let Go peut être jugé comme l’album majeur de Nada Surf par la plupart des fans, ceux qui ont connu le groupe à ses débuts ont sans doute un peu plus conscience de l’importance symbolique de cet album. Car dans le long intervalle de 4 ans entre la sortie de leur 2ème album, The Proximity Effect, en 1998 et la sortie de Let Go en 2002, le groupe a bien failli disparaître corps et biens. La faute à une maison de disques qui ne croît pas à l’avenir d’un groupe incapable de reproduire le même genre de tubes que Popular. The Proximity Effect ne sort qu’en Europe et le groupe doit se lancer dans une grande bataille juridique pour récupérer les droits sur l’album. Ceux qui suivent alors les aventures du groupe sur son site web voient les membres du groupe retourner à une vie anonyme, Matthew Caws se mettant à bosser dans un magasin de disques à New York pour gagner sa vie. Beaucoup auraient jeté l’éponge à ce stade, mais Nada Surf ne lâche rien et finit par gagner son procès, et entame une distribution artisanale de leur album aux Etats-Unis avec une grande et longue tournée de bars et de clubs, en tenant par exemple les fans informés des lieux où la vente d’alcool entraîne l’impossibilité aux moins de 21 ans d’accéder au concert.
Quand sort Let Go, ce qui frappe c’est tout à la fois la grande diversité des des compositions et leur grande maturité, c’est la preuve que l’adversité à laquelle Nada Surf a dû faire face a fait mûrir ses membres sans pour autant atteindre leur créativité, bien au contraire.
Le premier morceau, Blizzard of 77, sonne comme un titre à part, hors du temps (ce qui est paradoxal pour un titre faisant référence à une année), placé là comme pour faire office de prélude. Morceau acoustique, chaque fois que je l’entends je repense à l’année 1999 où j’avais eu le plaisir de rencontrer les membres du groupe à Reims, pour le début de leur Proximity Tour. Ayant gagné un concours, j’avais pu passer l’après-midi avant le concert avec le groupe dans sa loge, assister aux interviews et discuter de musique ou autres banalité avec Matthew, Daniel et Ira. Avec quelques autres privilégiés, avant de nous laisser partir pour mieux se préparer pour le concert, Matthew Caws avait attrapé sa guitare et nous avait dit : « je vais vous jouer un nouveau morceau, je pense qu’il sera sur notre prochain album ». Et à chaque fois que j’entends ce titre au début de Let Go, j’y repense et me dit que les types de Nada Surf savaient déjà à l’époque parfaitement où ils voulaient aller.
L’anecdote que Matthew Caws raconte au sujet de Blizzard of 77 sur l’album Peaceful Ghosts, un enregistrement live avec le Deutsches Filmorchester Babelsberg à Potsdam, est aussi des plus intéressantes. Il y explique qu’il n’y a que très peu de caves et de garages à New York, et de ce fait le seul moyen pour un groupe de répéter ou enregistrer est de louer un studio, et que pour un groupe d’étudiants comme eux, cela coûtait cher, qu’il fallait optimiser le temps passé en studio. Ce qui explique que pendant longtemps ils ont été un groupe qui jouait vite et fort. Blizzard of 77 au contraire est un morceau né pendant que le groupe tournait en Europe, que Matthew a composé dans les toilettes d’une chambre d’hôtel pour ne pas réveiller Daniel Lorca qui dormait à côté. Et c’est comme ça qu’est né le premier morceau calme et acoustique de Nada Surf.
Penser à tout cela à chaque fois que démarre Let Go, c’est se mettre dans les meilleures dispositions d’esprit pour l’écoute, ça raccroche l’album à toute une histoire, qui tient autant de la genèse du groupe, que de l’histoire personnelle du presque quarantenaire que je suis aujourd’hui, et de l’histoire personnelle de tous les fans qui suivent le groupe depuis 15 ans ou plus. C’est accueillir avec joie et une exaltation chaque fois renouvelée le fait d’entendre l’éternel post ado Matthew Caws nous chanter sa recherche de l’amour éternel et son insécurité sur de merveilleux titres comme Inside of Love, Killian’s Red ou Paper Boats.
Depuis le trio est devenu un quatuor en accueillant Doug Gillard (de cet autre groupe mythique Guided By Voices) comme 2ème guitare. A trois ou quatre, ils ont sorti toute une tripotée de disques souvent excellents, jamais ratés, toujours sous-évalués dans la communauté des fans de rock. Si on espère que l’Histoire de la musique les replacera un jour à la place de choix que Nada Surf mérite, on pourra tous se dire, nous les fans, que nous étions là quand ça a véritablement démarré, avec cette pierre angulaire dans leur carrière qu’est Let Go.